Il y a des années, comme nombre d'entre nous, j'ai passé le bac. En Français, j'ai été interrogé sur ce texte, un conte assez cruel envers ce peuple introuvable qui est celui de notre pays. Une page de littérature sans doute à l'origine de ma vocation de constitutionnaliste, de militant associatif, mais aussi d'un certain désenchantement, partagé ici ce matin. Je l'avais égaré, et je le retrouve au hasard d'un rangement printanier, justement ce soir. N'y voyez aucune arrière-pensée politique, par pitié !
Grande revue aux Champs-Elysées, ce jour-là !
Voici douze ans de subis depuis cette vision. Un soleil d’été brisait ses longues flèches d’or sur les toits et les dômes de la vieille capitale. Des myriades de vitres se renvoyaient des éblouissements : le peuple, baigné d’une poudreuse lumière, encombrait les rues pour voir l’armée.
Assis, devant la grille du parvis de Notre-Dame, sur un haut pliant de bois, – et les genoux croisés en de noirs haillons –, le centenaire Mendiant, doyen de la Misère de Paris, – face de deuil au teint de cendre, peau sillonnée de rides couleur de terre –, mains jointes sous l’écriteau qui consacrait légalement sa cécité, offrait son aspect d’ombre au Te Deum de la fête environnante.
Tout ce monde, n’était-ce pas son prochain ? Les passants en joie, n’étaient-ce pas ses frères ? À coup sûr, Espèce humaine ! D’ailleurs, cet hôte du souverain portail n’était pas dénué de tout bien : l’État lui avait reconnu le droit d’être aveugle. Propriétaire de ce titre et de la respectabilité inhérente à ce lieu des aumônes sûres qu’officiellement il occupait, possédant enfin qualité d’électeur, c’était notre égal, – à la Lumière près.
Et cet homme, sorte d’attardé chez les vivants, articulait, de temps à autre, une plainte monotone, – syllabisation évidente du profond soupir de toute sa vie : « Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît ! » Autour de lui, sous les puissantes vibrations tombées du beffroi, – dehors, là-bas, au-delà du mur de ses yeux –, des piétinements de cavalerie, et, par éclats, des sonneries aux champs, des acclamations mêlées aux salves des Invalides, aux cris fiers des commandements, des bruissements d’acier, des tonnerres de tambours scandant des défilés interminables d’infanterie, toute une rumeur de gloire lui arrivait ! Son ouïe suraiguë percevait jusqu’à des flottements d’étendards aux lourdes franges frôlant des cuirasses. Dans l’entendement du vieux captif de l’obscurité, mille éclairs de sensations, pressenties et indistinctes, s’évoquaient ! Une divination l’avertissait de ce qui enfiévrait les coeurs et les pensées dans la ville.
Et le peuple, fasciné, comme toujours, par le prestige qui sort, pour lui, des coups d’audace et de fortune, proférait, en clameur, ce voeu du moment : « Vive l’Empereur ! »
Mais, entre les accalmies de toute cette triomphale tempête, une voix perdue s’élevait du côté de la grille mystique. Le vieux homme, la nuque renversée contre le pilori de ses barreaux, roulant ses prunelles mortes vers le ciel, oublié de ce peuple dont il semblait, seul, exprimer le voeu véritable, le voeu caché sous les hurrahs, le voeu secret et personnel, psalmodiait, augural intercesseur, sa phrase maintenant mystérieuse :
« Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît ! »Grande revue aux Champs-Élysées, ce jour-là !
Voici dix ans d’envolés depuis le soleil de cette fête ! Mêmes bruits, mêmes voix, même fumée ! Une sourdine, toutefois, tempérait alors le tumulte de l’allégresse publique. Une ombre aggravait les regards. Les salves convenues de la plate-forme du Prytanée se compliquaient, cette fois, du grondement éloigné des batteries de nos forts. Et, tendant l’oreille, le peuple cherchait à discerner déjà, dans l’écho, la réponse des pièces ennemies qui s’approchaient.
Le gouverneur passait, adressant à tous maints sourires et guidé par l’amble-trotteur de son fin cheval. Le peuple, rassuré par cette confiance que lui inspire toujours une tenue irréprochable, alternait de chants patriotiques les applaudissements tout militaires dont il honorait la présence de ce soldat.
Mais les syllabes de l’ancien vivat furieux s’étaient modifiées : le peuple, éperdu, proférait ce voeu du moment : « Vive la République ! »
Et, là-bas, du côté du seuil sublime, on distinguait toujours la voix solitaire de Lazare. Le Diseur de l’arrière-pensée populaire ne modifiait pas, lui, la rigidité de sa fixe plainte.
Âme sincère de la fête, levant au ciel ses yeux éteints, il s’écriait, entre des silences, et avec l’accent d’une constatation : « Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît ! »
Voici neuf ans de supportés depuis ce soleil trouble !
Oh ! mêmes rumeurs ! mêmes fracas d’armes ! mêmes hennissements ! Plus assourdis encore, toutefois, que l’année précédente ; criards, pourtant. « Vive la Commune ! » clamait le peuple au vent qui passe.
Et la voix du séculaire Élu de l’Infortune redisait, toujours, là-bas, au seuil sacré, son refrain rectificateur de l’unique pensée de ce peuple. Hochant la tête vers le ciel, il gémissait dans l’ombre : « Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît ! »
Et, deux lunes plus tard, alors qu’aux dernières vibrations du tocsin, le Généralissime des forces régulières de l’État passait en revue ses deux cent mille fusils, hélas ! encore fumants de la triste guerre civile, le peuple, terrifié, criait, en regardant brûler, au loin, les édifices : « Vive le Maréchal ! »
Là-bas, du côté de la salubre enceinte, l’immuable Voix, la voix du vétéran de l’humaine Misère, répétait sa machinalement douloureuse et impitoyable obsécration : « Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît ! »
Et, depuis, d’année en année, de revues en revues, de vociférations en vociférations, quel que fût le nom jeté aux hasards de l’espace par le peuple en ses vivats, ceux qui écoutent, attentivement, les bruits de la terre, ont toujours distingué, au plus fort des révolutionnaires clameurs et des fêtes belliqueuses qui s’ensuivent, la Voix lointaine, la Voix vraie, l’intime Voix du symbolique Mendiant terrible ! – du Veilleur de nuit criant l’heure exacte du Peuple, – de l’incorruptible factionnaire de la conscience des citoyens, de celui qui restitue intégralement la prière occulte de la Foule et en résume le soupir.
Pontife inflexible de la Fraternité, ce Titulaire autorisé de la cécité physique n’a jamais cessé d’implorer, en médiateur inconscient, la charité divine, pour ses frères de l’intelligence.
Et, lorsque enivré de fanfares, de cloches et d’artillerie, le Peuple, troublé par ces vacarmes flatteurs, essaye en vain de se masquer à lui-même son voeu véritable, sous n’importe quelles syllabes mensongèrement enthousiastes, le Mendiant, lui, la face au Ciel, les bras levés, à tâtons, dans ses grandes ténèbres, se dresse au seuil éternel de l’Église, – et, d’une voix de plus en plus lamentable, mais qui semble porter au-delà des étoiles, continue de crier sa rectification de prophète : « Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît ! »
(Auguste de VILLIERS DE L’ISLE-ADAM, Contes cruels, 1883)
à propos de "cave ne cadas" :
Le triomphe était une du plus grandes solennités de l'ancienne Rome, et la plus brillante récompense qu'elle accordât à ses généraux vainqueurs. Le triomphateur (imperator), vêtu d'une tunique de pourpre, couronné de lauriers, et tenant en main un sceptre d'ivoire surmonté d'une aigle, s'avançait sur un char doré, au milieu d'un long cortège de citoyens qui le saluaient de leurs cris d'allégresse. Immédiatement derrière le triomphateur, pour rabattre son orgueil, un esclave, portant une couronne d'or, mêlait sa voix aux acclamations et faisait entendre des chants moqueurs et des paroles satiriques : Cave ne cadas, criait-il, prends garde de tomber ! (www.abnihilo.com)
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Cordialement, Marc Guidoni